N°1 – La parution d’un livre

« Athènes en ruines »

Que dire de la parution d’un livre ?

Il y a en tellement. Ils s’étalent dans les bibliothèques, dans les librairies ou les supermarchés n’arrivant plus, depuis longtemps, à être dans une singularité immédiate. Le livre, comme nous tous, est pris, dès sa parution, par la masse. Le nombre lui assigne une place dans l’innombrable où il doit se tenir, comme tous les autres.

Alors que tout en lui se veut, à chaque fois, unique, sa forme le rend banal, apte à se fondre dans l’anonymat. Sa platitude lui permet de s’entasser de manière performante. Il possède un excellent rapport contenant/contenu. En peu de volumes une somme impressionnante de mots peut s’y tenir. Des choses extraordinaires peuvent être contées dans ses pages épaisses d’à peine quelques millimètres.

Je ne sais pas si on se rend compte de ce qu’un livre peut contenir.

On trouve des civilisations anciennes, des histoires des temps avant même l’être humain, des contrées insoupçonnables, d’innombrables plantes, animaux, calculs, exploits, horreurs, massacres, amours, cadavres et naissances… Tout cela peut être contenu dans le livre avec une parcimonie des moyens qui fait pâlir les serviteurs de la rigueur économique.

Des symboles simples appelés lettres sont capables de tout dire, de tout révéler, de faire vivre, d’imaginer, de découvrir. Chaque lettre est un univers. En elle s’épanouissent des sons, des mouvements, mais aussi le mystère de son inutilité lorsqu’elle gît là, perdue sur le désert blanc d’une page. Elle n’est rien cette lettre là, cette lettre toute seule.

Ce n’est même pas une chose.

La lettre n’est pas un miroir mais un gouffre où tout et plus encore peut s’anéantir ou s’appartenir. La lettre est faite pour s’agréger, pour se socialiser avec ses semblables. Elle s’articule avec toutes les autres lettres et la multitude des variations de l’assemblage génère une parole débordante qui inscrit notre histoire et celle des autres, directement dans le cœur.

Ainsi se forment les mots, comme une fleur.

Des mots qui ne sont pas des monades mais, à chaque fois, une composition de l’éparse accédant au visible. Chaque mot est un géant et en même temps il est insignifiant dans sa structure même. Le dépouillement de son être le taille dans la rareté, dans la pauvreté. Delà il surgit charriant des sens sans nombre qui font accélérer le sang, ouvre des chemins montrant des directions plus essentielles que les battements du cœur.

La lettre, le mot ne sont pas choses de la nature, mais créations de l’homme. La lettre, le mot ne poussent pas dans la forêt ou au fond de la mer. Ils éclosent dans le sang humain et empruntent la voie vers la lumière. Avant même qu’une lettre ne soit écrite, elle a longuement voyagé. Elle a traversé les âges, toutes les composantes du corps et de l’esprit humain et tout ce qui est au-delà de ce qui se voit.

La lettre contient en elle ce que les hommes ont été, ce qu’ils sont et ce qu’ils parviendront à être. La lettre est une pitoyable limitation de l’homme lorsqu’elle se rabougrit, lorsqu’elle devient hargneuse. Elle est révélation, illuminant la présence du souffle à travers tous les possibles.

Le livre est une marchandise maintenant, comme l’arbre dans le jardin, le torrent au fond de la vallée, le salarié qui fait partie du dernier plan de licenciement et l’être humain devenu objet.

On parle fièrement d’industrie du livre. On parle emplois, métiers, compétences, outils. On parle ventes et investissements. Une épaisse étoffe économiste recouvre tout dans notre monde. Le livre n’y échappe pas.

On parle aussi de littérature et d’écrivains, ceux qui savent écrire, ceux qui ont des titres et des reconnaissances. On parle tellement qu’on a tout dit avant même qu’il y ait quelque chose à vivre, quelque chose à lire.

On sait tout.

On est tous des savants. On n’a plus rien à apprendre. On arrive sans fraîcheur, naïveté ou frissons devant quelque chose qu’on ne connaît pas. Le livre qu’on prend dans les mains est noyé dans la masse des autres livres et dans la masse de ce que nous savons déjà. On sait tellement plus de choses que celui qui écrit le livre. Mais par habitude, gentillesse, avec une fatigue de fond, on veut bien lire, encore, ce livre-ci. Peut-être apprendrait-on quelque chose, mais on n’y croit plus vraiment. On ne peut plus rien apprendre. On ne peut pas non plus sentir quelque chose que l’on n’ait pas déjà senti ailleurs et mieux.

Alors, pourquoi voudrait-on encore lire un livre ?

Laisser ses doigts se promener sur les innombrables couvertures des livres qui attendent, suffit, feuilleter en vitesse, faire défiler les pages en accéléré, pécher ici ou là quelques mots, quelques phrases, penser en même temps à autre chose, à beaucoup de choses, suffit.

Si on peut légitimement se demander pourquoi existe-t-il encore des écrivains qui écrivent des livres, on peut aussi se demander pourquoi y-a-t-il encore des lecteurs ? Les écrivains et les lecteurs peuvent se passer du livre. Un fichier informatique oui. Des chiffres des ventes, oui. Une critique sur un site ou un blog, oui. Des échanges et des commentaires sur les réseaux sociaux, oui. Une phrase dite dans un discours, oui. Mais un livre qu’on tiendrait dans les mains, un livre qu’on lirait…, on se demande pourquoi ?

Pourtant, il y a de plus en plus de marchandises. On a toujours besoin de livres, même si on n’a plus besoin de ce qu’ils contiennent. L’industrie du livre en a besoin. Nos rayons de bibliothèques, de supermarchés, de nos meubles de salon en ont besoin. Le nombre est vital. Le peu, le rare sont synonymes de mort, renvoient à la menace de la lenteur, de la pause qui pourrait ressurgir de cette pauvreté.

Pourtant, malgré tout cela, il y a encore des lecteurs, ceux qui plongent dans l’océan avec hardiesse, joie et rigueur. Ce sont les amis de l’ombre et de la solitude qu’impose la lecture. Ils sont l’alter-ego de l’écrivain qui se tient de l’autre côté de l’ombre et de la solitude, pour écrire.

Parfois, oui parfois, lire, s’adonner à cette activité qui ne va pas assez vite, laborieuse qu’elle est à suivre des lettres, à former des mots, à considérer les phrases et à recevoir les significations, peut avoir lieu loin de l’industrie du livre, loin de la littérature et de sa gnose de salon.

L’écrivain est un lecteur ayant accepté, sans trop savoir pourquoi, de traverser le miroir en prenant au passage la plume qui se tient, exactement, sur la ligne de démarcation, sur la ligne de partage. Ainsi, l’écrivain porte en lui tous les possibles de l’existence de lecteur qui ne cesse jamais d’être. Il ne se considère jamais vraiment écrivain, découpé de son âme de lecteur. C’est pour cela qu’en écrivant, en s’écrivant, il ne cesse de se lire, encore et encore.

Toujours l’écrivain est le premier lecteur de son écriture.

Le lecteur, en acceptant de lire un livre est, à chaque fois, l’unique auteur. Personne ne peut lire à sa place, personne ne peut lire comme lui peut le faire. Le livre est parce que le lecteur se tient là, se tient dans la lecture. Si l’écrivain est le géniteur, le lecteur, à chaque fois, est le créateur.

Le lecteur est l’unique auteur. Sans lui, pas de livre. Une marchandise oui, un livre non. La lecture est l’ultime écriture. L’idée de lecture précède le fait d’écrire un livre. Le livre, à chaque fois, arrive au bout de son aventure, en devenant lecture. L’écriture s’accomplit grâce à la lecture. Dans l’effacement de l’écriture, dans son dépassement, s’épanouit la vraie possibilité de la lecture.

Lorsque un livre est, c’est grâce à une lecture qui unifie lecteur et écrivain dans une habitation au cœur des limites. Lorsque un livre est, une lecture sauve le lecteur et l’écrivain de l’enlisement dans le confort, pour les expatrier, pour les exiler là où ils pourraient pleinement être, pleinement s’entre-appartenir et faire monde.

Que dire de la parution du livre « d’Athènes en ruines » ?

J’ai succombé à l’appel profond de l’écriture et traversé la ligne de démarcation.

Je me suis retrouvé de l’autre côté de la lecture, seul, immensément seul, ayant la sensation d’être habité par tous les autres, d’entendre leurs voix, les battements de leurs cœurs, de sentir leurs larmes sur mon visage, de rire dans la joie qui se lève vers le soleil et plonge dans les profondeurs du mystère, d’aimer, de follement aimer ce qu’est un être humain dans son oubli d’être, dans sa majestueuse fragilité, dans la tragédie de sa finitude, d’aimer, encore, cet être humain cherchant, mal, sa place dans ce qui est beaucoup plus que lui, se retrouvant, parfois, en osmose avec le papillon blanc et la puissance du fleuve qui se mélange au sang, qui va vers l’océan. J’ai été habité par cet être qui se perd dans la fascination de ses muscles, dans le mirage d’une parole stérile bâtissant des forteresses sanguinaires, piétinant la terre et la mer, devenant lui-même l’obscure fermeture, une perpétuelle blessure.

J’ai succombé face à l’appel profond de l’écriture et de ce qui est beaucoup plus que moi et j’ai accueilli la dernière tragédie grecque. Je l’ai laissée me prendre et me déposer ailleurs, là où la lettre porte en elle tout le souffle du monde. Je me suis alors perdu, regardant ma petite identité s’éparpiller dans le tourbillon de l’anéantissement, pour me retrouver, je ne sais pas comment, écrivant ce que jamais la petitesse égotique ne pourrait écrire.

« Athènes en ruines » est un livre.

Cette écriture m’a tellement dépassée, débordée que j’ai du mal à dire qu’elle est de moi. Qu’est-ce ce moi tenant la plume ?

C’est celui qui tient la plume et en même temps que tous les autres, même s’ils ne le savent pas. Tous les autres s’écrivent dans le secret d’une demeure qui retient son souffle. Cette demeure, prise par les plis d’un temps non répertorié, est l’écrivain.

C’est le lecteur qui est là avant l’écrivain, avant même la première lettre. Ce lecteur qui sait que quelque chose pour lui adviendra, sait qu’une lecture est en train de naître.

C’est une femme qui a libéré le manuscrit de la poussière du tiroir.

Sans la rencontre avec mon éditrice j’aurais été écrivain et lecteur en circuit fermé. Les lettres du livre dont il est question ici n’auraient jamais connu la fin du voyage et la célébration de leur arrivée sur les terres blanches des pages du livre. Sans la confiance de mon éditrice et le travail de réécriture, ces mots n’auraient jamais trouvé le chemin pour devenir livre. Sans d’autres personnes qui ont veillé tendrement au livre jusqu’à sa sortie, ce livre n’aurait pas été aimé pour lui-même. Oui, ce livre, avant même sa parution, a déjà eu l’amour initial, cet amour qui le portera jusqu’à sa vraie réalisation, au moment où toi lecteur, tu le feras vraiment être.

Il suffit d’un seul lecteur pour que ce livre ne devienne jamais marchandise. En tant que lecteur, je suis heureux d’avoir sauvé un certain nombre de livres de la marchandisation et de la claustrophobie littéraire. En tant qu’écrivain, le mot lui-même me fait peur, c’est dans l’effacement de moi-même que j’ai pu répondre à l’appel de l’écriture, c’est dans l’ensemencement d’un retrait solitaire qu’a surgi parcimonieusement un timide savoir de marier les mots avec ce qu’ils le sont, avant d’être quoi que ce soit.

« Athènes en ruines est un livre. Il est pour toi. Il n’est plus le mien. Il est ce qu’il deviendra après chaque lecture.

Nikos Precas