Kamikazes de la vie

En cette fin d’hiver le soleil se bat avec les nuages qui entendent défendre encore leur territoire.

Je suis dans un café.

La grande vitre du café, à ma droite, se perd dans les hauteurs. A ma gauche, la salle est prise par le bouillonnement qui est le sien.

Viens s’asseoir sans précipitation un homme, plutôt grand, d’un certain âge. Avec des gestes lents il s’installe en enlevant son manteau, en tournant légèrement sa chaise vers la vitre, tout en gardant une partie de lui dans le clair de la grande salle.

Il commande quelque chose au garçon de café qui manifestement le connait. Il me semble le connaitre également, mais c’est imprécis. Il pose ses mains sur la petite table carrée et laisse le regard se déployer dans ce qui est là avec une assurance humble.

Un autre temps s’installe depuis son arrivée. Sans savoir vraiment pourquoi, je ne cesse de revenir vers lui, cherchant d’où vient cette impression de l’avoir déjà vu.

L’espace qui nous sépare finit par se plier encore davantage et nos yeux se rencontrent dans un entre-deux chargé de surprise, de gêne et d’amusement. Il me fait signe de la tête. Je me précipite, avec un sourire crispé, à regarder ailleurs. Je ne suis pas sûr mais je crois qu’il a souri avant de prendre sa tasse de café.

Je ne résiste pas longtemps avant de le regarder à nouveau. Sentant mon regard, sans me laisser le temps de fuir, il me dit bonjour. Je lui dit également bonjour avec empressement et je détourne mon regard de lui.

Mais l’appel est fort. Après un court instant, je me retourne à nouveau vers lui et j’ose une interpellation.

– « Excusez-moi de vous déranger…

Depuis que vous êtes arrivés je ne cesse de vous regarder car votre visage me dit quelque chose… »

– « J’ai vu cela. » Me dit-il sans se montrer agacé.

– « Mais je n’arrive pas à savoir pourquoi votre visage me semble connu. » »

Après quelques instants de silence qui m’ont paru très longs, il me dit avec un geste qui précise la parole.

– « Est-ce que je peux…?

Est-ce- que je peux me joindre à vous? »

Surpris par ce déroulement inattendu, je bafouille un « Oui », accompagné par le geste qui précise la parole.

En un rien de temps, il se lève, prend son manteau, sa tasse de café et vient s’assoir en face de moi, tout en douceur, sans aucune hésitation.

Il est posé en face de moi dans une familiarité surprenante.

Il investit massivement son côté de table qui semble trop petit pour son corps et ses gestes.

Ses avant bras sont posés de chaque côté de la table. Son buste se penche légèrement en avant dans un geste protecteur.

De l’autre côté de la petite table carrée, je me sens aspiré par la bienveillance. Des deux côtés de la petite table carrée une proximité originaire se profile.

Je bois mon thé. Avec un sourire qui dit déjà une ancienne amitié, il ouvre le chemin du dialogue.

– « Alors…?

Vous n’arrivez toujours pas à vous souvenir de moi? »

– « Non…

Je suis désolé, mais ça ne vient pas. »

– « C’est vrai qu’on ne parle plus de cette histoire de nos jours. Notre époque ne peut pas s’arrêter longtemps sur une histoire. Elle ne connait que le changement. Notre époque ne connait que la nécessité de la succession des événements qui doivent apporter de la nouveauté.

Notre époque a fabriqué un ennemi redoutable. »

– « Quel est ce monstre? » Je pose la question dans le même tempo que sa parole.

– « Ce monstre est l’ennui, afin que tout ce qui est et tout ce qui n’est pas, soit là, devant nous, pour nous servir. »

– « C’est un monstre redoutable… »

– « Redoutable…

Rien ne peut résister à l’ennui. Il lui faut sans cesse du neuf. »

– « Il nous faut sans cesse du neuf. » Je réponds en écho.

Soudain une mémoire amie gonfle mes veines.

Pendant qu’il parlait la texture de sa voix a percé le voile de l’oubli.

– « C’est vous… » Lui dis-je d’une voix altérée par la soudaine connaissance.

Presque amusé, il soutient mon regard sans répondre, laissant le silence répondre à sa place.

– « C’est vous… »

– « Oui, c’est moi. » Dit-il, respectant l’évidence.

– « Vous êtes le « Kamikaze de la vie »? »

– «  »Oui…

– « Vous êtes le « Tuez-moi »? »

– « Oui… En effet… »

– « Incroyable… Incroyable… Incroyable… »

Je pourrais répéter à l’infini ce mot, mais je laisse le silence faire le reste.

– « Nous ne parlons plus beaucoup de vous ces derniers temps. »

– « Non, nous sommes passés à autre chose. Toujours autre chose. »

– « Quand je pense que ce que vous avez fait a changé l’histoire, a initié une autre direction à l’histoire…

Quand je pense qu’à l’époque vous étiez partout, vous vous multipliez sans cesse. Vous étiez dans les journaux, à la télévision, sur le net, à la radio… Un jour vous étiez ici, le lendemain ailleurs, dans une autre ville, dans un autre pays. »

– « Oui… Parfois, je me demande si toutes ces choses ont réellement existé, si c’était bien moi qui les ai vécues. J’ai l’impression que ce qui m’est venu n’était de pas vraiment de mon fait, comme si l’action venait de plus loin que moi, de beaucoup plus grand que moi. »

Il parle lentement, cherchant sans cesse de bons accords avec la parole.

– « Vous me paraissez plus petit… » Dis-je à la fin d’un moment de silence.

– « Je vois ce que vous voulez dire… »

– « Quand je vous voyais à la télévision, où je regardais votre photo dans les journaux, vous étiez…, je ne sais pas comment dire…, oui, vous étiez grand, encore plus grand que ce que vous êtes là, maintenant. »

– « Je vois ce que voulez dire… »

– « Tant mieux parce que moi je ne vois pas. Pourquoi cette différence entre l’homme public que vous étiez et l’homme qui est assis en face de moi aujourd’hui dans ce café de la ville? »

– « J’étais en effet plus grand que je ne le suis en ce moment, assis en face de vous. J’étais grand non parce que je passais dans les médias, j’étais grand à cause de l’action qui presqu’à mon insu s’est imposée en moi. Je grandissais pour être à la mesure de l’œuvre entreprise. J’étais devenu quelqu’un d’autre. L’action m’avait transformé, en même temps que je l’incarnais.

Alors que maintenant, en cet instant, dans ce café, je ne suis plus dans la force de l’action. Je suis en accord avec le quotidien. »

La lumière qui traverse la grande vitre me dit que l’instant est propice.

– « Est-ce que vous pouvez me raconter? »

– «  »Comment ?

– « Est-ce qu’il vous serez possible de partager avec moi comment l’idée de « Tuez moi », l’idée de « Kamikaze de la vie » vous est venue? Comment l’action a cheminé en vous pour devenir ce que tout le monde connait aujourd’hui?

Vous n’êtes pas obligé… »

Face au silence et à l’impassibilité de son visage, je bafouille pensant avoir outrepassé les limites de cette belle rencontre.

– « Je ne suis pas quelqu’un d’important… » Je reprends.

« Enfin, je veux dire… Je ne suis personne… Juste quelqu’un qui vient dans ce café pour regarder la ville, regarder le soleil jouer avec les nuages. Je ne suis pas un ami à vous, je ne suis même pas une connaissance…

Alors je comprendrais que… »

– « Je veux bien! »

– « C’est vrai?! »

– « Oui, parce que contrairement à ce que vous pensez je trouve que vous êtes quelqu’un. Vous n’êtes pas un ami, mais vous savez habiter une relation amicale. »

Il fait signe au serveur. Il commande un autre café, attend qu’on le lui serve, boit une gorgée, me regarde et commence son récit.

– « Je ne suis pas héros.

Je pense même qu’il n’y pas de héros. Il n’y a personne qui naisse avec une qualité particulière qui ferait de lui, quoi qu’il advienne dans sa vie, un héros. Etre héros n’est pas une qualité qui se trouverait chez quelques rares élus.

Par contre il y a une possibilité héroïque en chacun de nous qui dans des circonstances particulières nous convoque. Face à cet impérieux appel, nous avons le choix de répondre ou de détourner la tête.

Tout a commencé…

Mais en fait, je ne sais pas quand tout a commencé.

Est-ce que ça a commencé, comme j’allais spontanément dire, après les attentats de janvier 2015 et surtout ceux de novembre 2015, ou bien des années auparavant, ou au moment où j’ai posé mon pied sur le sol français venant de Grèce, ou bien encore plus loin? »

Il prend un moment de pause.

– « Il faut croire qu’en ce moment de ma vie, en ce début de l’année 2015, les choses étaient en train de se disposer autrement. Depuis un moment déjà, un travail de désencombrement avait été entrepris et l’existence humaine n’était plus vouée, corps et âme, à la recherche du bonheur, à l’aménagement des éléments pour que ça aille, à tout prix, bien pour moi.

Dans le vif de la vie, je devenais fou de la vie.

– « L’onde de choc a été puissante après les massacres de 2015.

En janvier 2015 le malheur a frappé à notre porte.

Les bombes ont explosé ici, à Paris.

Ce n’était plus à l’autre bout du monde, ce n’était plus le problème des autres et accessoirement le nôtre. C’était pleinement notre problème, mais il était recouvert par la peine, l’émotion et nous n’avons jamais pu dire quel était ce problème.

Même encore maintenant, de longues années après, nous ne sommes pas sûrs d’avoir tout dit, d’avoir fait la lumière sur cette période. Nous la laissons être, comme tant d’autres époques de notre histoire, dans l’ombre. Nous pensons qu’elle se dissoudra dans l’immensité du passé.

Quelle illusion!

Des bombes ont explosé à Paris en janvier 2015, des bombes humaines ont semé la mort.

D’un coup nous étions loin de l’imaginaire.

D’un coup nous avons plongé dans le sang des victimes et dans celui des assassins. D’un coup nos beaux bureaux, nos rues bien entretenues, nos églises, nos magasins rangés et organisés au millimètre, ont été éclaboussés par le rouge du sang, par les cris de terreur, par l’aigu de la peur. Des débris envahissaient notre environnement, répandant le désordre, pire encore, le chaos. Nos écrans se délectaient du débordement sanguinaire.

Nos écrans n’avaient plus besoin d’envoyer leurs fournisseurs d’information dans les quatre coins du monde pour ramener des images avec un peu plus de couleur que celles remplies de chiffres ou de débats politiques disant l’ennui.

Nous regardions sans le savoir, la fin d’une époque. Nous prenions acte, sans oser l’avouer, que notre monde de nord-européens ne constituait plus un oasis de développement technologique qui donnait le rythme de ce que devait être l’existence humaine sur toute la planète. Nous n’étions plus la maîtrise sanctuarisée. Nous ne pouvions plus vivre dans l’impunité de nos actes qui n’étaient, croyions-nous, que l’expression de notre supériorité.

En ce jour de janvier 2015, sans le savoir vraiment, nous regardions l’arrivée d’une contre-volonté, puisant dans le religieux et souhaitant nous faire payer nos actes de conquérants.

Notre beau monde ne voulait pas voir qu’il s’enfonçait, chaque jour davantage, dans la dématérialisation de la vie, dans la négation de la mort, dans la croyance aveugle en la religion scientifique et économique, dans la recherche du bonheur de petits individus qui devenaient de plus en plus petits, au fur et à mesure que nos écrans grandissaient, que nos techniques faisaient régner le factice.

Notre monde, en ce jour de 2015, regardait le sang couler et ne savait plus ou se tourner pour comprendre. »

 

*

Il s’arrête de parler, pose son regard quelque part dans la ville.

Il revient ici sans rien perdre du lointain.

– « Je ne vous ennuie pas?

Je ne sais pas pourquoi je vous dis tout cela?

Je crois bien que c’est la première fois… Tout ce temps, durant tout le temps d’action, ceux qui sollicitaient ma parole, pas tous mais la plupart, n’avaient pas de temps…

Ils voulaient du concret, du pragmatique. Ils voulaient des actes, des chiffres, des résultats. Ils voulaient des réponses, celles qui mènent à la certitude, qui résolvent le problème, qui libèrent du souci.

La parole objective est un cimetière de mots. Tout ce temps où j’étais sur le devant de scène, c’était, presque exclusivement, la seule parole qu’on me demandait, la seule parole qu’on attendait de moi. Je me souviens encore de cette sensation d’étouffement qui ne me quittait pas… »

– « Non, vous ne m’ennuyez pas… » Dis-je.

– « Penser à partir de l’ouverture, n’est pas une simple affaire mon ami.

Cela ne vous dérange pas que je vous appelle, mon ami… »

– « Pas du tout. » Lui dis-je presque sans remuer les lèvres.

– « Cette grande salle de café, cette petite table, la vitre qui sépare et relie, la lumière, vous, moi…, une heureuse confluence me porte vers ce que je n’ai jamais osé dire de cette manière… »

– « Alors, s’il vous plait dites-le. C’est peut-être le bon moment? »

–  » Je suis Charlie », voilà comme nous devons parler de nos jours. Une langue slogan maltraitent les mots.

Vous dites, « Je suis Charlie » et tout le monde comprend. Mais ceux qui sont « Je suis Charlie » et ceux qui se mettent en colère, se perdent dans une inhumanité qui éloigne l’exigence d’être grâce au dialogue.

Alors, nous nous regardons en chiens de faïence, nous nous jetons des regards soupçonneux et si par malheur nous nous trouvons dans l’obligation d’échanger quelque chose, nous aboyons, jetant, les uns aux autres, des anathèmes, des concepts, avant de passer aux choses sérieuses en nous tapant dessus.

Nous sommes pris, d’un côté comme de l’autre, dans l’oubli de l’être humain.

Voyez-vous, ce qui s’oppose ici ne fait que puiser dans la même source de perdition. Ce qui s’oppose se ressemble, c’est bien pour cela qu’il y a confrontation. Nous sommes en présence d’un combat de deux obscurantismes. Ils se battent pour que la noirceur de l’un recouvre celle de l’autre.

Notre noirceur ici, est en train de déshumaniser le cœur humain, de détruire le vivant au nom du principe pathologique de la liberté individuelle qui est devenu la plus grande catastrophe de tous les temps.

L’autre noirceur, là-bas, c’est l’instrumentalisation de la dimension spirituelle. Elle maltraite l’Islam, comme nous avions fait auparavant avec le christianisme, lui enlevant sa beauté, sa force de réalisation.

Ici, nous avions perdu la grande opposition fondatrice de l’occident contre le communisme. Il nous fallait un ennemi pour assoir la légitimité de nos principes. Nous en avons trouvé un avec la déviance de l’Islam.

Et voilà.

Le champ de bataille est là.

Les armées sont gonflées à bloc. L’occident contre l’orient sont de nouveau face à face pour une autre confortation. La croisade inversée semble avoir commencé.

Je n’ai pas beaucoup de choses à dire sur le camp d’en face pour pouvoir éclairer ce qui reste à l’ombre. D’autres pourront, mieux que moi, le faire. Ce que je sais de l’Islam d’un savoir inné, est qu’il ne peut être réduit au fanatisme, au massacre sans perdre son âme. Ce que je sais de l’Islam, comme de toute autre voie spirituelle, c’est qu’il contient ce qui manque à notre monde qui s’écrase sur les tableaux du grand calcul et nivelle le vivant à la perception psychologique des individus malades d’individualisme. Mais cette nécessité spirituelle ne s’impose pas, elle se conquiert. »

– « Je vivais tout cela après les attentats de janvier 2015 et j’étais bouleversé pour les victimes, comme je l’étais pour les assassins.

Brusquement, nous, ici, dans le sanctuaire de la propreté des chiffres, nous ne nous sentions plus en sécurité devant le chaos. Nous étions perdus. J’étais perdu devant tant d’étrangeté.

C’était le chaos dans notre tête.

Nous avions fait tellement d’efforts pour arriver là. Plusieurs générations ont tout sacrifié pour généraliser la technicisation de la vie, remplaçant les instables instincts par l’implacable logique mathématique qui faisait jaillir la perfection de chaque décision. Nous avions tellement payé de nous-mêmes afin que l’organisation parfaite puisse régner sur nos terres, sur nos vies et sur celles de nos enfants.

Nous avions tout donné, tous nos rêves, nos faiblesses, nos forces, nos peurs et nos cœurs. Enfin, la vie ici pouvait se déployer à partir de la logique et de l’établissement d’un individu techniquement géré. Une libération pouvait s’envisager étant donnée que nous étions devenus des unités quantifiables de la grande programmation.

Nous avions les commandes, nous étions aux commandes et tout autour de nous était devenu objet à gérer, à évaluer, à recycler. Nous avions acquis le jugement parfait, celui de l’utile et du concret.

Dans cette course effrénée, nous avons fini par devenir des objets. Nous sommes devenus un objet parmi d’autres. Au commencement, nous étions le maître. Nous ne le sommes plus, objets de gestion comme les autres, sommes devenus, accédant ainsi à la perfection de l’ordre numérique.

Nous n’avons plus besoin de nous mettre en chemin vers la singularité de notre être. Nous n’avons plus besoin d’éducation, seulement d’une accumulation de connaissances. C’est la fonction actuelle des nos écoles. Notre école ne fait que distribuer des diplômes, usurpant ainsi le mot école qui a fermé, depuis longtemps, ses portes.

Nous n’avons plus besoin de parler, de faire l’épreuve du silence. Nous n’avons plus besoin d’écouter, de nous rendre disponible dans la générosité de l’accueil. Une armada de parole morte recouvre tout et chasse la moindre possibilité de silence, de recueillement.. Nous appelons cela « liberté d’expression », tragique pied de nez à l’histoire.

Dans le royaume des muets, nul besoin de censurer. Une nécrose fondamentale règne. »

Je commande un autre thé. .

Il boit une gorgée de café.

– « Je vivais au milieu de tout cela en ce début de 2015.

Je voyais le trouble des musulmans qui vivaient en France pris dans un tourbillon de sentiments contradictoires. Ils oscillaient entre le rejet du fanatisme au nom de leur religion, que la plupart ne pratiquait pas vraiment et une possible adhésion, pas aux massacres, mais à un retour à l’Islam source identitaire, dans un pays, dans un société, qui les maintenaient à la marge.

Je voyais l’aspiration pour une autre manière de devenir socialement visibles pour de jeunes générations de français, qui ne voulaient plus ne plus être.

Notre monde numérique continuait à calculer et à édicter les choix de vie, les choix de société. Nous étions de plus en plus nombreux à ne plus vraiment pouvoir rentrer dans de bonnes cases. Nous devenions des quantités nuisibles, des surnuméraires.

Les pauvres, de plus en plus nombreux et de plus en plus pauvres, devenaient de trop, une partie des jeunes également, une partie des femmes aussi et bien entendu, une partie des plus âgés.

Oui, nous autres vieux, nous devenions vraiment de trop. Il était bien fini le temps des vieux beaux et forts qui s’égayaient dans des loisirs sans fins. Les nouveaux vieux accédaient à l’âge de la retraite plus tardivement, plus mal en point et leurs moyens ne faisaient déjà plus rêver. Les nouveaux vieux, dont je faisais partie en 2015, avaient moins les moyens de se soigner. Les nouveaux vieux étaient dans la plus parfaite inutilité sociale. Ils ne pouvaient même pas être des consommateurs comme ceux d’avant.

Ainsi allait-il de ma vie durant cette année de 2015 et je me sentais de plus en plus éloigné de ce que pouvaient dire les uns et les autres.

Les uns cherchaient à sortir du placard des principes fondateur de la France, se remémorant pathétiquement des récits premiers. Ils parlaient, à nouveau, de laïcité, de république, des droits de l’homme… Ils sortaient ces mots des livres poussiéreux et tentaient de les exhiber fièrement à la lumière. Mais rien n’y faisait. Ils brandissaient ces étendards fatigués et se préparaient pour aller à la guerre avec des symboles morts depuis longtemps, avec des drapeaux non répertoriés par le règne des chiffres.

Les autres, pris par leur fanatisme, se perdaient au nom de la juste cause dans des massacres sans nom. Les musulmans d’ici tentaient avec douleur et certainement avec courage de trouver un chemin vers l’islam, sans vraiment y parvenir. Pour la plupart, ce retour à la religion était une réaction face à ceux qui ne les avaient pas reconnus. Il n’y a pas de chemin vers la spiritualité qui passe par la colère et l’instrumentalisation du sacré pour le pouvoir ou la vengeance. La spiritualité est un chemin qui se situe loin du ressentiment. Elle puise la force de son déploiement dans l’abandon, la vaillance du cœur et le rapport à l’ouvert.

– « En ce début de novembre 2015 l’automne s’écoulait mollement un peu partout dans le pays.

Notre monde ici, continuait sa ronde. Sa folle allure disait, chaque jour davantage, la vitesse et la fuite en avant.

Feignant l’ignorance savante, nous faisions tout pour que le réel ne perce l’artificielle civilisation. Notre monde étant de plus en plus menacé dans ses fondements, devenait sans pitié, engloutissant la vie des hommes, des pays, de la terre. Mais nous autres hommes-objets nous étions persuadés d’être dans le noble progrès de nos pays démocratiques.

La soirée du 13 novembre était douce. Il y avait beaucoup de monde sur les terrasses de cafés, dans les salles de spectacle, dans le grand stade de Paris. »

– « Oui, je m’en souviens très bien. »

– « Le massacre s’est répandu comme une trainée de poudre. La tuerie s’est propagée un peu partout à Paris. Le même scénario se répétait. Les morts étaient innombrables. Les tueurs de l’islamisme semaient la mort croyant atteindre la sainteté.

Des hommes et des femmes de toutes les nationalités, gisaient là à côté de la vie, sans avoir compris quel était leur crime. »

– « Mais pour vous c’était différent cette fois. »

– « Vous avez raison, pour moi c’était différent cette fois.

Le massacre est venu me percuter. Le fils de 39 ans d’un très bon ami a été assassiné. »

– « C’était autre chose, n’est-ce pas? »

– « Quand la mort, quand cette mort particulière vous touche de si près, la violence est inouïe. La proximité à cette mort advient comme un séisme et après son passage le connu de votre vie n’est plus.

Tard dans la nuit du 13 ou 14 novembre, la mort a déferlé. »

– « Dans la nuit j’ai appris la terrible nouvelle.

J’ai crié… »

– « Vous avez crié… »

– « Oui… »

– « C’est la douleur n’est-ce pas? »

– « C’est la douleur…

Comment dire…? »

– « C’est très difficile. »

– « C’est la douleur originelle. C’est la rupture. Le moment où ce qui tient, ce qui nous tient, ne tient plus. »

– « C’est le début et la fin ensemble…? »

– « Oui….

La douleur désabrite l’effroi. Nous sommes foudroyés par tant de vérité.

La douleur c’est le franchiment de la ligne. C’est l’expérience du seuil. »

– « Nous sommes différents… »

Le silence s’installe, donne de l’espace. Nous ne disons rien pendant un long moment. Puisl le contact revient. Sans précipitation il me demande.

– « C’est l’heure de l’apéro.

Voulez-vous le prendre avec moi? »

– « Avec plaisir. » Dis-je.

– « Deux verres de vin blanc… Ça vous dit? »

– « C’est parfait. »

– « Deux verres de vin blanc, s’il vous plait. »

Quelques instants plus tard…

– « Buvons… »

Nous buvons. Puis la parole revient

– « La mort du fils de mon ami a été terrible.

Tard dans la nuit j’ai appris la nouvelle.

Tard dans la nuit j’ai appris que Dieu s’est mis, à nouveau, à tuer. Dieu tue depuis si longtemps…

J’ai envie de le dire comme cela…

Oui, ce que nous appelons Dieu ne cesse de tuer depuis si longtemps. Aujourd’hui c’est le Dieu de l’Islam qui tue, hier c’était celui du christianisme. Ailleurs d’autres Dieux, se donnant à travers d’autres religions, ont réclamé le sang de ceux qui ne les reconnaissaient pas. »

– « Mais est-ce Dieu qui tue? » J’ose…

– « Bien sûr que non… »

– « Bien sûr que oui… » Dis-je.

– « Bien sûr que oui… » Répète-t-il.

– « Ce que nous faisons de lui tue… »

– « Ce qu’il fait de nous tue. Nous nous perdons mutuellement dans une rigidité de l’existence qui lève les armées, contre ce qui ne nous est pas identique. »

– « Oui, je vois… Une double perdition… » Dis-je.

– « Une seule perdition, d’un bout à l’autre du vivant.

Ce qui fait la grandeur de l’être proprement humain, finit, bien souvent, dans le désastre, dans l’asphyxie de la fermeture. »

– « Nous n’arrivons pas à nous tenir face à l’ouverture. » J’emboite le pas de sa parole.

– « Etes-vous contre la religion? »

Il semble amusé par ma question.

– « Je n’ai pas à être contre la religion. » Dit-il.

– « Nous n’avons pas à être pour non plus. » Dis-je.

– « Nous sommes d’emblée, si nous ne nous perdons pas dans la petitesse du moi, reliés à quelque chose de plus grand que nous. Grâce à ce lien nous pouvons être pleinement ce que nous sommes, à chaque situation de notre existence.

La religion est l’expérience du vaste qui nous sauve de l’enfermement. Elle est ce qui nous désencombre nous protégeant de la fascination d’une intériorité prise comme le centre du monde.

La religion est notre chemin en tant qu’êtres humains, permettant la jonction entre l’ici et le plus qu’ici, afin que le maintenant ne s’écrase pas dans le souffle court. »

Il boit une gorgée de vin.

– « A partir de cette nuit j’ai basculé dans autre chose. Le 13 novembre a été une rupture. »

A l’extérieur, la ville se donne à elle-même.

Dans la grande salle de café, les premiers clients pour le déjeuner s’installent.

Au fond de la salle, presque dans l’ombre, là où même la lumière n’ose pas y aller, se tient un vieux monsieur perdu dans une trop grande disponibilité.

– « J’étais comme lui avant que ça n’arrive. J’avais tout mon temps mais rien d’essentiel à mettre dedans. Une vacuité glaciale m’accompagnait. J’étais retraité, ce qui veut dire inutile.

Le 13 novembre a tout fait explosé. Quelque chose en moi s’est arrêté. La misérable existence d’un retraité qui n’a que ses petites affaires pour s’occuper, qui n’a plus de fonction sociale, qui ne fait plus partie de l’histoire, qui ne fait qu’alourdir la société qui cherche à se débarrasser du superflu, m’est apparue. L’impossibilité de trouver un sens à cette fin de vie m’a transpercé les entrailles.

Le 13 novembre a fait explosé la fatalité moderne de la vieillesse. La mort du fils de mon ami, m’a propulsé au cœur de l’histoire.

Les jours qui ont suivi le massacre parisien ont pris place avec tout leur poids. La brisure, les larmes, le sang, ont soufflé un courant tragique sur mon quotidien.

Face à tant de jeunesse massacrée, face à tant d’arrêts prématurés de vie, je me suis senti encore plus vieux, encore plus inutile. Non seulement je ne servais à rien, mais en plus, même les bombes, ne voulaient pas de moi.

Ceux qui voulaient faire mal à notre société n’allaient pas la débarrasser des surnuméraires. Ils tiraient dans le vif de la vie. Ils attaquaient le printemps de notre monde et laissaient l’hiver suivre son inéluctable glaciation.

Les massacres ne se sont pas arrêtés après le 13 novembre.

Les bombes ont pris goût au sang des victimes. Les balles ont pris goût à la chaire.

Elles en voulaient encore… »

– « Oui, je m’en souviens. » Dis-je d’une voix venant de la mémoire.

– « Le massacre est devenu une nouvelle épidémie. Au milieu de l’ordinaire, au cœur de l’habituel, soudain, sans prévenir, les bombes faisaient être l’horreur, les couteaux tranchaient des gorges, des camions écrasaient tout sur leur passage.

Au milieu de l’ordre, là où le prévisible et le maitrisable de l’occident se déployait, sans prévenir, Dieu répandait la mort et le chaos balayait le luisant vernis de notre monde.

Notre civilisation s’est trouvée face à cette violence qu’elle ne voulait pas voir, qu’elle ne voulait pas comprendre. Le temps qui était le nôtre a été piétiné et la blanche organisation a volé en éclats. Le mensonge de notre connaissance ne pouvait plus être caché.

Notre société qui avait tout fait pour transformer l’ignorance et l’aveuglement en ultime accomplissement, n’arrivait plus à raccommoder les déchirures. Malgré toutes nos possessions, malgré toutes nos sciences, malgré nos discours sur la liberté et la démocratie, les hommes et les femmes de l’occident se sont retrouvés sans racines, au sein du tragique qui les frappait.

Notre brillant édifice qui toisait avec orgueil le soleil est devenu une architecture glaciale. Nos espaces de vie, nos lieux de loisirs, nos moyens de transport, nos bureaux, nos magasins, nos maisons, se sont mis à sentir la décomposition.

L’impunité de l’homme-objet que nous étions devenus, prenait tragiquement fin.

Avant les bombes divines, nous croyions être sur la plus haute marche de l’évolution humaine. Nous avions fini par tout asservir à l’idée de l’homme maître du monde. Nous avions même réussi à nous asservir nous-mêmes, devenant objet à notre tour.

La nature n’était plus vivante, juste du potentiel qu’il fallait gérer. La vie sur terre n’était plus qu’une variable à intégrer dans des matrices de programmation.

L’être humain n’était plus. Il était remplacé par des chiffres, par des codes. Il allait sur le chemin de la déshumanisation arborant le sourire de la bêtise et de la factice posture de la supériorité.

L’esclave volontaire se noyait dans un trop plein de fausse liberté.

L’extrême sollicitation dans laquelle nous vivions, dans laquelle nous continuons à vivre à nouveau, maintenant que les bombes ne disent plus le massacre, ne laissait aucun espace d’ouverture, de silence et de pause.

Voulez-vous que je vous dise…? »

Il me regarde fixement.

– » Oui… »

– « Nous avons l’air vivant, mais nous ne sommes plus. Nous avons l’air humain, mais nous ne sommes pas. »

– « Nous sommes quoi alors? »

– « A votre avis…? »

– « Je ne sais pas… »

– « Nous sommes un puits sans fond, nous sommes un aspirateur qui ne cesse d’aspirer, nous sommes un ventre qui n’arrête pas de réclamer, toujours plus. »

– « Sommes-nous des monstres? »

– « Pire… »

– « Nous sommes quoi alors…? »

– « Nous sommes la désolation.

Nous sommes une calamité, la pire de toutes. »

Il boit du vin.

– « C’est effrayant, n’est-ce pas? » Dit-il gardant le verre près de sa bouche.

– « Ce qui est effrayant c’est de ne pas voir, d’être dans l’aveuglement… »

– « C’est au-delà de l’effrayant… »

– « C’est au-delà du monstrueux… »

– « Qui aurait pu entendre cette parole…? Qui aurait pu comprendre…? »

– « Mais alors comment votre appel des « kamikazes de la vie » a pu toucher les gens, générer un si inhabituel engagement? »

Il considère la question…

– « Malgré les ravages de la dévastation, malgré l’analphabète comportement égotique, à notre insu, le cœur sait toujours battre au plus près du secret du monde.

C’est avec des mots qui pouvaient parler au cœur, que je me suis mis à dire, à aller vers les autres pour initier le mouvement des « kamikazes de la vie ».

– Je bois une gorgée de vin.

Il laisse son regard parcourir la grande salle de café. De plus en plus de gens arrivent et s’installent pour déjeuner.

– « Avez-vous faim…? Avez-vous le temps pour déjeuner…? »

– « J’ai faim et du temps… »

Il rit et tout bouge en lui.

Nous commandons deux belles salades avec du fromage chaud et d’autres belles couleurs. En attendant nos plats, secrètement, chacun, remercie l’autre d’être là. Chacun se prépare pour mieux dire.

– « Voilà messieurs… »

Nos salades sont là.

– « C’est curieux tout de même… » Dis-je, avant de commencer à manger.

– « Curieux en effet… »

– « Nous nous connaissons à peine et nous voilà attablés ici pour manger ensemble… »

Le serveur dépose sur la table deux verres de vin.

– « Buvons et mangeons… »

Sans précipitation, il revient pour dire encore.

– « Dans la tragédie se trouve la source de la spiritualité nous donnant accès à l’immaitrisable venue. Dans la tragédie se trouve aussi la force de la perdition, menant l’homme vers l’enfer de la peur.

En attendant, de par le monde, les massacres prenaient des vies.

Et moi…? »

– « Y avaient-ils plusieurs directions possibles…? » Dis-je.

– « Plusieurs directions en effet… »

– « Laquelle se donnait plus facilement? »

Il me regarde avec reconnaissance.

– « Celle qu’il ne fallait pas suivre… »

– « La colère…? »

– « La haine… »

– « Je vois clairement la colère se déversant dans le cœur… »

– « La colère… La haine… » Répète-t-il plusieurs fois.

– « Une joie destructrice m’appelait. Elle me faisait signe d’y aller. Elle me murmurait de succomber à la délivrance de la colère et de la haine. »

– « Mais c’est une impasse… »

– « Pire que ça! C’est la dévastation! »

– « C’est la réponse des faibles. »

– « C’est la réponse de l’ignorance.

Nous laissons la colère nous toucher, nous la laissons nous prendre. Nous voyons la tempête détruisant tout sur son passage et nous nous retrouvons anéantis sur ses traces, déposés dans les ruines d’une existence ravagée par la démesure de la folie. »

– « Ainsi passe la colère. » Dis-je

– « Ainsi se traverse la haine. »

– « Y avaient-ils d’autres directions pour le cœur? »

– « Vous le savez bien… » Dit-il en me regardant.

– « Il y a la peur. »

– « La peur, c’est l’autre côté de la colère. Mais c’est toujours la même ignorance, celle qui déracine l’être humain.

Face aux massacres, la peur est douce. Elle est profondément avenante. Elle est d’une grande familiarité. Nous connaissons tellement la peur. Nous nous reconnaissons tellement grâce à la peur. Dès la naissance nous sommes peur, nous sommes peur de mourir.

La peur est notre mère. Elle est notre patrie. Elle est la gardienne de la fermeture. Elle bâtit des cimetières qui ont l’air de cités lumineuses, elle cumule des savoirs qui ont l’air savants, elle prône la liberté pour mieux asservir grâce au faux paraitre. »

– « Comment combattre la peur? »

– « Il ne faut pas la combattre. Il faut la regarder dans les yeux. Il faut se voir être pris par la peur, se voir être peur et continuer à le faire jusqu’à qu’elle se désole de ne pas avoir prise sur nous. »

– « Et après? » Je lui demande.

– « Il arrive un moment où la peur s’évanouit et laisse la place au souffle.

Les massacres m’ont fait peur. J’ai vu mon petit confort menacé, mes protections mises à mal. J’ai voulu me cacher davantage, creuser plus profond.

Je n’ai rien fait de tout cela.

J’ai marché et encore marché. J’ai regardé autour de moi les ravages que faisaient la colère et la peur. »

– « Entre la colère et la peur se situe l’action juste? »

– « Peut-être… » Dit-il en posant sa main sur le verre de vin.

– « C’est après avoir fait face aux forces de colère et de peur que vous vous êtes mis à agir? »

– « Après avoir éprouvé l’obscurité et l’ignorance, je me suis trouvé dans une nouvelle disponibilité. Je me sentais pris par un élan me déposant sans freins dans la situation que nous vivions à l’époque. Loin de la larmoyante compassion pour les victimes, loin de l’analphabète colère pour les assassins, je me posais entre les deux inhumaines impasses.

Ayant payé pleinement la dette à la douleur je ressortais à la lumière du monde.

Le vieux inutile que j’étais se sentait vivant grâce à de nouvelles possibilités d’être au monde. J’attendais que le choc des massacres opère des métamorphoses chez d’autres personnes. Je ne pensais pas, je ne voulais pas penser, que j’allais être seul à avoir transformé la peine, la haine et la peur en lumière. »

– « Et vous avez été seul à être seul? »

– « C’est ce que je croyais au début. Mais il s’est avéré que non. »

– « C’est pour ne pas être seul que vous êtes sorti de votre solitude? »

– « Pour simplement être en correspondance avec l’appel qui me faisait signe. »

Je me sens envahi par un contentement singulier.

Par de là les conventions deux êtres humains, ici, s’aventurent de l’autre côté de l’évidence.

Ici se donne une parole et ce don me bouleverse.

– « Il y a encore autre chose qui m’a déposé face à l’appel de l’action. »

– « De quoi s’agit-il? » Je lui demande.

– « Alors que le massacre se déployait, l’homme-objet de l’occident fermait les yeux pour ne pas voir les cadavres qui s’entassaient dans son passé, les agissements de nos sociétés génératrices de plus en plus d’inégalités et d’injustice. En cela nous ne sommes pas les seuls.

Nous faisions tout pour ne pas voir.

A tous les niveaux de la société une seule parole était articulée. Tout le monde disait, « il faut continuer à vivre ». Voilà ce que tout le monde ne cessait de répéter. « Ils veulent nous empêcher de vivre », disait-on un peu partout. « Il nous faut continuer à vivre, à vivre à notre manière, à vivre notre démocratie, notre liberté », disait-on un peu plus loin.

Etais-je le seul à me demander, mais quelle est notre vie ici, que contient notre manière de vivre?

Etais-je le seul à penser ainsi, à étouffer de tant d’empressement à fuir devant ce que la réalité nous faisait voir?

Je me sentais tellement éloigné des biens pensants que je n’osais dire combien déplorable je trouvais notre conduite devant la tragédie qui nous frappait. »

– « Quelle est notre vie…? » Je laisse être la question…

– « Vraiment, quelle était notre vie à l’époque, quelle est notre vie aujourd’hui?

Qui sommes-nous au sein de cette vie? Quels genres d’hommes sommes-nous?

Au lieu de nous poser la question d’abord à nous-mêmes, en nous-mêmes, nous considérions et continuons à le faire, notre vie à travers nos acquisitions, nos trouvailles technologiques, notre confort, notre capacité à raboter le vivant.

A quoi ressemble notre démocratie? Posons-nous enfin la question.

La réponse parait tellement évidente qu’il est inutile de dire quoi que ce soit. Partout notre démocratie est un carnaval et nous nous laissons emporter par la fantasmagorie des masques. Malgré l’évidence du vide démocratique, nous nous efforçons, à faire vivre une imposture.

A quoi ressemble notre liberté, si ce n’est à un caprice d’individus névrotiques qui peuvent, sans retenue aucune, tout vouloir, tout pouvoir déverser, sans jamais réussir à dire quelque chose qui ferait signe au cœur?

Quelle est cette liberté qui ne sait plus faire l’effort de la pensée, être dans l’endurance du questionnement, s’accouder au silence, écouter dans le don de soi en accueillant l’autre, se mettre en rapport avec ce qui est, loin de la recherche effrénée de la petite satisfaction?

Face à la douleur de la perte d’êtres chers, je m’attendais à un sursaut de courage, pour enfin voir. Au lieu de cela, nous nous précipitions à cadenasser notre petite propriété, criant de plus en plus fort qu’elle était la plus belle, la plus accomplie, bref la seule et unique.

Quelle est notre vie, à quoi peut-elle ressembler, comment puis-je la qualifier lorsqu’elle dévaste la planète, lorsqu’elle aplanit la différence déployant la mortifère monotonie de la finance, lorsqu’elle vide le monde de sa magie, désenchantant le vivant pour le rendre numérisable et reproductible à l’infini?

Quelle est ma vie lorsque ma vue s’écrase sur un petit moi rabougri qui a sans arrêt faim de consommation, de plaisir, de gratifications, de loisirs, pour ne jamais sentir son abyssale misère?

Dites-moi pourquoi après la mort du fils de mon ami, après toutes les autres morts, dois-je encore et toujours aboyer que la seule chose qui importe, c’est de sauvegarder notre vie telle qu’elle est?

Comment est-ce possible de faire cela quand je vois la souffrance des proches des victimes? Comment être enfermé à double tour dans mon salon douillet profitant de l’écran géant et de la douce température, espérant seulement que le chaos ne vienne pas me perturber? »

Il regarde ses mains posées sur la petite table carrée.

– « Durant une nuit de pleine lune, cherchant désespérément le sommeil, j’ai quitté le cocon nauséabond du vieux transi de peur que j’étais et je me suis laissé prendre par la direction de la dignité humaine. « Les Kamikazes de la vie » ont surgi du sombre de la nuit pour dire au monde ce qu’il ne voulait pas entendre. »

– « Je ne pouvais plus voir toutes ces vies arrêtées par des balles démentes, par des couteaux oublieux, par des bombes ignorantes. Je ne pouvais plus voir tant d’obstination à rester aveugle, faisant tout pour ne pas entrer en contact avec la réalité. D’un côté et de l’autre la perdition humaine se disait douloureusement dans mon cœur.

Comment dire à ceux qui tuent en se tuant au nom de Dieu que l’impasse de leur acte est terrible? Comment leur dire, avec tendresse et force, que traduire les injustices commises par l’occident en tuerie est un non-sens? Comment leur dire que la transformation de leur foi en machine à tuer est le signe d’un égarement, refusant d’apprendre du passé qui regorge d’aussi terribles erreurs? Comment leur dire que leur foi, leur spiritualité, ne peut être si éloigné du cœur?

Comment dire aux autres que ce qu’ils appellent vivre n’a plus grande chose à voir avec l’existence humaine? Comment leur dire que nous sommes des objets de l’implacable logique scientiste, de l’implacable volonté de calcul et de l’exploitation sans borne du vivant? Comment leur dire que nous sommes désormais bien loin de notre humanité, capables de détruire la nature pour nous satisfaire, capables d’emprisonner l’amour dans des prisons du désir et de la petite satisfaction? Comment leur dire que nos connaissances, ne servent que l’empilement extérieur, sans jamais, ou si rarement, éclairer notre propre humanité? »

– « C’est impossible à dire tout cela, d’un côté comme de l’autre. Personne ne pourrait entendre… »

– « Personne… » Répète-t-il

– « Car personne ne peut parler ainsi… »

– « Personne ne parle… »

– « La langue ne parle plus. » Dis-je.

– « Alors j’ai décidé de parler avec des actes. »

– « Qu’avez-vous fait d’abord? »

Il prend son temps.

– « Durant cette nuit de pleine lune j’ai regardé. J’étais très détendu avant que la décision ne vienne. L’agitation, la colère, le désespoir des jours précédents n’étaient plus là.

J’ai vu la possibilité de détourner l’énergie destructrice des massacres en expression courageuse, invitant le mal à se déplacer et de là à commencer à parler non avec les mots de la peur, ou de la colère, mais avec des mots qui pourraient s’approcher de la lumière.

Au lieu de fuir le mal, se terrer de plus en plus profondément dans d’obscures souterrains, j’avais décidé d’aller vers lui, de lui offrir ma poitrine, de lui offrir ma vie.

Au lieu de tout faire pour éviter les bombes et les camions tueurs, je venais de décider d’aller vers eux, de les appeler, de leur demander de venir vers moi pour me prendre et satisfaire leur soif de sang, épargnant le sang des jeunes. »

– « Je me souviens de la stupeur de la plupart des gens au début du mouvement. Les gens semblaient plus effrayés par cette conduite que par les attentats perpétrés un peu partout. Dis-je en faisant venir jusqu’à moi le passé.

Je crois qu’ils étaient en colère… »

– « Oui…

Il fallait les comprendre, un être étrange leur demande de sortir de leur terrier, de regarder en face ce qu’ils ne souhaitent pas regarder et aller résolument se jeter dans les flammes. »

– « C’était insupportable… »

– « C’était terrifiant… »

– « Il valait mieux les bombes et les camions fous qui permettaient finalement de fortifier le sentiment que la vie d’ici était bonne, juste et prometteuse. »

– « Il valait mieux les bombes qui permettaient de croire plus fort encore que la vie d’ici était humaine.

Pourtant, avant que l’aube ne chasse les dernières traces de la nuit, le nom de cette action à venir était là.

« Les kamikazes de la vie » allaient regarder la lumière du jour se lever. »

– « Voulez-vous un dessert? »

Le serveur se tient débout au-dessus de nous.

Nous commandons une tarte au citron et un tiramisu.

– « Dès le lendemain, je me suis mis à téléphoner à des amis du même âge que moi pour leur demander de nous retrouver pour quelque chose d’important. Je ne voulais pas leur parler par téléphone. J’avais besoin de les voir, de les sentir à côté de moi, de les regarder dans les yeux.

Nous nous sommes retrouvés dans le restaurant que tenait l’un d’eux, fermé ce soir là.

Je revois encore ce restaurant vide, à peine éclairé, respirant le vaste dans la pénombre. Nous nous sommes assis autour de trois tables qu’il a fallu mettre côte à côte. Nous étions sept. Nous étions à peine éclairés par quelques veilleuses dissimulées. Nous avons tous pris quelque chose à boire, échanger quelques brèves nouvelles et rapidement le silence s’est installé.

Personne ne m’a brusqué pour exposer ce que j’avais à dire. Personne ne semblait impatient. Ils étaient là, autour de moi, simplement disponibles.

J’ai pris le temps nécessaire pour leur dire. J’ai terminé mon propos en leur disant le nom du mouvement auquel je voulais qu’ils fassent partie.

Une fois terminé, le silence est venu nous prendre.

Je revois leurs visages entièrement présents, entièrement perdus devant tant d’inconnu. Ils n’étaient pas agités. Ils ne faisaient pas de grands gestes. Ils ne plaisantaient, ils ne partaient pas dans des éclats de rire, ou toute autre voyante manifestation. Ils restaient tous dans le silence.

Je me souviens de cette attente. Je n’étais pas inquiet d’attendre ce qui semblait être un verdict. J’avais réussi à dire, grâce à leur écoute, grâce à leur amitié, ce qu’il m’était possible de dire. J’attendais maintenant leur retour. De ce retour l’action allait rejoindre les oubliettes de l’histoire, ou bien les livres d’histoire. »

– « Tu n’es pas sérieux, n’est-ce pas? »

La parole revenait. Il fallait qu’elle vienne sans frein, qu’elle dise dans tous les sens.

– « C’est une blague… »

– « Oui, je dirais aussi que c’est une blague… »

– « C’est original, mais il vaut mieux qu’on en reste là… »

– « Tu n’en as pas d’autres comme ça? »

– « Sympa comme soirée… »

La parole tourbillonnait rieuse, mais sans jugement.

– « Tu n’es pas sérieux n’est-ce pas…? »

Je n’avais pas à répondre, à me justifier, à recommencer un autre argumentaire. J’attendais dans la même qualité d’écoute qu’ils m’avaient offerte.

Puis, le silence s’est encore posé entre nous…

Les amis autour de moi, réconfortés par le rire, par la joie moqueuse, par le jeu qui renforce les liens, se tenaient, de nouveau, dans le sans parole. L’attention rendait les visages vrais et chacun retournait à ce qu’il était au plus profond de lui, pour bien voir.

– « Non, il ne plaisante pas… »

– « Bien sûr qu’il ne plaisante pas… »

– « Ce n’est pas pour rire qu’il nous a réunit ce soir… »

– « Nous sommes là pour quelque chose, n’est-ce pas? »

– « Oui, je crois que quelque chose se passe ici. »

– « Il nous est donné l’occasion pour dire, pour faire quelque chose, quelque chose qui ne va vraiment pas de soi… »

– « Mais on parle de se faire tuer… En êtes-vous conscients? Tout de même… »

– « Nous souhaitons attirer la mort sur nous… »

– « Pour que d’autres vivent. »

– « Pour que ceux qui ont encore une vie puissent la vivre… »

– « Pour ceux qui ne sont pas comme nous où notre préoccupation est le club de bridge, ou la montagne, ou les voyages à l’autre bout du monde pour aller plonger, ou faire joue-joue avec les petits enfants qui n’ont plus vraiment besoin de nous… »

– « Ils ont seulement besoin de nous… »

– « Et tous nos engagements alors…? »

– « Celui-ci est le plus grand de tous. »

– « Ah oui…? »

– « Bien sûr!!! »

– « Il dit aux assassins l’absurde de leurs actes. Il leur enlève la possibilité de tuer. Il leur enlève la possibilité d’avoir des victimes. »

– « Ils n’auront plus de victimes à supprimer. Ils n’auront que des volontaires à la mort qui célèbrent la vie. »

– « Nous serons leur contraire. Ils sont les « kamikazes de la mort », nous serons les « kamikazes de la vie ». »

– « Nous ne les combattons pas. Nous devenons leurs alliés leur permettant, en tout humilité, de voir l’impasse qui est la leur. »

– « Nous ne faisons pas la guerre contre eux. Nous faisons un pas vers eux, vers leur cœur, en offrant le nôtre. »

– « Oui c’est ça. Nous ne serons pas leur contraire, nous serons la possibilité du dépassement de la tragédie. »

– « Ils profèrent des menaces en disant, « Nous vous tuerons », nous dirons « Tuez-moi ». »

– « Les deux contraires se dévisageront et l’absurdité éclatera au grand jour. De l’opposition, nous passerons au saut vers autre chose. »

– « Au lieu d’éviter la fin, au lieu d’éviter la mort, nous nous positionnerons dans l’après, dans la possibilité d’un autre commencement. »

– « Cet engagement dira à ceux d’ici ce qu’ils ne veulent pas entendre. »

– « Il leur montrera ce qu’ils ne veulent pas voir. »

– « Il leur dira, regardez notre vie. Est-ce vraiment une vie? »

– Est-ce vraiment une vie d’êtres humains?

– « Est-ce vraiment une existence humaine? »

– « Sommes-nous à l’apogée de la civilisation ou au sommet de l’abîme de la déshumanisation? »

– « Nous leur poserons la question… »

– « Qu’en pensez-vous? »

– « Soyez honnêtes avec vous-mêmes. »

– « Au cœur du chaos se niche notre chance. »

– « Voyez par vous-mêmes. »

– « Nous, avec cet acte qui parait insensé, qui est insensé, nous vous disons que nous ne sommes plus dans notre humanité… »

– « Nous n’avons plus accès. »

– « Nous avons accès à une myriade de choses qui nous déshumanisent, tout en croyant le contraire. »

– « Nous croyons le contraire. »

– « Nous n’aurons pas de message à transmettre, pas un message comme un savoir figé, gravé dans le marbre. »

– « Pas de vérité à dire. »

– « Nous n’aurons pas de leçons à donner. »

– « Nous n’aurons pas d’idéologie à diffuser. »

– « Nous n’aurons pas une religion à proclamer. »

– « Nous n’aurons que nous-mêmes pour faire voir à chacun la possibilité d’accéder à sa propre intelligence, à sa propre singularité qui n’a rien à voir avec la petitesse égotique qui ramène tout à la tyrannie du moi. »

– « L’accession à notre propre humanité nous pose d’emblée dans la vaillance et la générosité, dans l’acceptation de l’autre qui n’est plus vraiment autre par rapport à un moi peureux. »

– « Ce que nous avons à montrer c’est que nous allons tous vers la mort, mais il est odieux d’ôter la vie et il est odieux d’aller volontairement vers la mort. Des deux odieusités émergera, peut-être, un être humain qui se mettra en chemin vers le réel, sans avoir besoin des béquilles pour se déposer dans la lumière de son cœur. »

Nous mangeons le dessert.

L’homme en face de moi n’est plus dans la force de la parole.

Nous ne nous sommes plus rien dit. La transmission se faisait par de là les mots.

A partir de ce soir là, dans la pénombre du restaurant vide, les sept amis se sont mis en action pour faire vivre le mouvement des « Kamikazes de la vie », pour aller vers d’autres volontaires qui allaient devenir les « Tuez moi ».

Par de là la parole, l’histoire se déploie sans précipitations.

Les sept amis sont en mouvement maintenant.

Ils vont vers d’autres personnes, vers d’autres inutiles vieux et se mettent à dire avec des mots qui font face à la surprise, à l’incrédulité, à l’hilarité, à la colère, ou, comme bien souvent, face à l’évitement gêné, sans faiblir ni se durcir.

Une parole se travaille à chaque rencontre. Une écoute la fait être à chaque contact.

Les sept amis sont en mouvement.

Ils bousculent l’ordre habituel des choses. Ils bousculent cette somnolence hypocrite qui nous maintient toujours dans la maîtrise du connu. Ils y vont. Ils ne sont pas courageux, ou des héros. Émane d’eux une vaillante vulnérabilité, une simplicité loin de toute arrogance, qui touchent ceux qui les écoutent.

Un contraste désarmant se produit à chaque rencontre où les sept amis s’adonnent dans un face à face d’une profonde douceur, disant, ouvrant chemin vers une hallucinante voie. Et à chaque fois une ouverture se produit, une fissure dans la carapace de certains permet d’entendre l’inaudible. Une brèche dans le prévisible, permet d’envisager un autre possible.

Un impossible possible s’exprime.

Se donner la mort pour la vie, mourir à cette vie qui n’est plus une, finir avec l’errance de notre monde, ensemencer le massacre pour que s’adoucissent ses mâchoires, qu’elles se souviennent du sourire et de la force de la main tendue, tout cela peut concerner notre existence.

Un peu partout dans la ville et rapidement au-delà, des groupes se constituent. Ils échangent sur le bien fondé de cette action. Ils abordent l’absurde de cet acte, puis son inimaginable force, sa puissance pour bousculer d’un bout à l’autre du fusil. Ils parlent de leur vie, osent dire qu’elle ressemble si peu à une existence humaine. Ils voient le factice ayant déjà changer le sang en image. Ils voient l’inutile trônant à la place du nécessaire. Ils voient la peur du manque de confort, la peur de l’imprévu qui glace le cœur. Ils voient l’impossibilité d’entrer en relation avec soi-même, sans être phagocyté par un moi tyrannique. Ils voient l’impossibilité de s’aimer et de là aimer, entrer en amitié. Ils voient les ruines de l’éducation, perdue dans la machinerie techniciste des méthodes, orpheline d’âme et d’héritage à transmettre.

Un peu partout dans cette ville et ailleurs, les pionniers vont voir les maires, les politiques, sans banderoles, sans manifestations, sans partis et organisations pathétiques. Ils vont juste voir ceux qui ont à faire avec le bien public et ils leur parlent. Ils parlent de la vie et de la mort, surtout de la mort que personne ne veut voir. Ils leur disent qu’en s’offrant aux bombes ils découvrent une possibilité de parler, d’être, enfin, dans le vrai. Ils dévoilent notre lente destruction. Ils disent qu’en détournant les armes de ceux qui ne savent pas pourquoi ils meurent, vers ceux qui acceptent la mort avec humilité et intelligence, vers ceux qui grâce à cet engagement accèdent, enfin, à la beauté de la vie, ils transforment la noirceur en prémices de clarté.

Ils disent, aussi, à ceux qui tuent en se tuant, qu’ils ne peuvent pas vraiment tuer ceux qui acceptent la mort. Ils ne peuvent plus tuer espérant la fin d’un monde qu’ils haïssent, car en tuant les « kamikazes de la vie », ils œuvrent pour un autre commencement. Ils œuvrent à redonner du sens à un monde qui ne sait que compter. Leurs armes deviendront orphelines de victimes. Elles deviendront bienfaitrices d’avenir.

Ils disent à ceux qui tuent, regardez comme nous nous sommes perdus, nous dans la suffisance déshumanisante de l’oubli, vous dans la haine de tout ce qui n’est pas conforme à ce que vous croyez être la vérité.

Ils disent aux porteurs d’armes, regardez, nous nous sommes tous perdus. Nous ici, nous semons sur toute la planète une mort propre, une mort blanche, de manière scientifique, plaçant la logique calculante à la place du cœur.

Nous nous tuons proprement dans nos maisons confortables et dans nos hôpitaux sophistiqués où l’être humain n’est plus qu’un problème à gérer. Nous dévastons la terre avec toute impunité, car comment se passer de nos loisirs, de nos écrans et de nos émotions larmoyantes que nous vendent les médias.

Vous, vous tuez à l’ancienne répandant le sang sur notre univers blanc, mais, vous ne ferez jamais surgir une quelconque lumière de ces massacres. Vous le savez bien.

Avec ces propos venant de la tendre vaillance, les sept amis, entourés de plus en plus de monde, sillonnent le pays et au-delà. Ils obtiennent le droit de se retrouver dans des parcs, des endroits isolés en dehors de villes, où on évacue ceux qui ne font pas partie du mouvement et les « kamikazes de la vie » se posent pour un après midi, une nuit, ou une journée entière, arborant une cocarde blanche au niveau du cœur où il est écrit en rouge « Tuez moi ».

Seul à nouveau dans la grande salle de café, je regarde toujours la ville vivre.

L’homme qui était avec moi est parti. Dans la lenteur du moment, nous nous sommes serrés la main et il s’est perdu dans l’espace qui toujours reçoit.

Seul à nouveau, je bois un thé au jasmin et j’ai du mal à me reconnaitre. Je ne sais pas depuis quand je suis ici. Je ne sais pas comment j’étais avant qu’il ne vienne, avant qu’advienne notre rencontre. Autre je suis maintenant et je laisse l’histoire des « kamikazes de la vie » venir avec acuité.

Le mouvement s’est répandu dans tout le pays et au-delà. Les « kamikazes de la vie » se retrouvaient à des endroits particuliers et dans le silence, ils attendaient la mort. Certains priaient, d’autres méditaient, d’autres murmuraient un chant, ou un poème, d’autres encore se tenaient par la main, d’autres semblaient attentifs aux jeux de lumières, à la conversation des arbres, aux odeurs timides… Tous étaient là.

Il y avait des hommes, il y avait des femmes, tous d’un certain âge. Certains sortaient des maisons de retraites et se faisaient emmener jusqu’au lieu de rendez-vous. D’autres venaient des services de gériatrie qui se vidaient presque lorsqu’une rencontre des « kamikazes de la vie » se passait à proximité.

Tous, en silence, se tenaient là, au bord de la mort, au cœur de la vie.

Autour, dans la vie des autres, l’onde de choc était grand.

Les anciens, la charge de la société qui pesait de plus en plus lourd dans les comptes ouvraient, à nouveau, chemin. Ils montraient que ce que nous appelions vie n’était plus vivante. Ils formaient une armée qui combattaient l’ignorance profonde avec une grande humilité, faisant voir que les premiers à s’être perdus toute une vie, c’étaient bien eux.

Autour, dans la vie des autres, l’onde de choc était grand.

Un grand nombre commençait à se poser des questions, commençait à trouver une parole qui parle et sortait du grand mutisme imposé par les nombres, l’efficacité et la recherche du petit plaisir. L’occident vacillait, non sous les bombes de ceux qui voulaient tuer, mais sous l’onde d’un réveil venant de l’acceptation de la fin, de l’accueil de la mort, pour accéder à la vie, à une vie qu’il fallait, à nouveau, reconquérir.

Autour, dans la vie des autres, l’onde de choc était grand.

Les bombes, fautes de victimes, se sont tues. Les semeurs de mort, se sont délestés de leurs armes et progressivement la haine s’est fissurée devant l’honnête remise en cause, devant la vaillance du questionnement et de l’acte sincère. Oui, progressivement, la haine a desserré le cœur. Ce cœur qui pouvait faire appel au grand pour la vaste appartenance.

Seul dans la grande salle de café, la lumière déclinante de cet après midi d’hiver annonce déjà l’arrivée du sombre. Mais la nuit naissante semble belle, porteuse d’une secrète clarté.

Nicolas Précas

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