Au moment où je m’apprête à rendre mon tablier, il me faut accomplir un dernier acte. Dire ce qui n’est plus et dont l’absence est comblée par une vision erronée et une pensée sans endurance.
Je me dois de le faire pour des millions d’hommes et de femmes de ce pays qui sont dans le même cas que moi et tous les autres qui ne peuvent pas vivre un jour sans recourir à nos services. Je me dois de le faire pour ce pays, la France, qui m’a accueilli il y a bientôt un demi siècle et m’a tout donné, me permettant d’être dans une altérité indigène riche et exigeante.
Fonctionnaire depuis quarante ans maintenant l’aboutissement d’un chemin est à portée de main.
Le paradoxe
Depuis le début de ma carrière (peut-être même avant) s’est mis en place une pensée paradoxale, celle formulant avec véhémence le poids insupportable que représentaient tous ces fonctionnaires et celle disant, en même temps, la centralité des services rendus à la population par ces mêmes fonctionnaires.
Toute une imagerie s’est infusée progressivement, rendant honteux des millions d’hommes et de femmes d’être fonctionnaires, leur demandant, en même temps, d’offrir les meilleurs services malgré l’inexorable baisse des moyens. Ils sont devenus progressivement des nantis indésirables, soucieux uniquement de leurs privilèges. Ils sont devenus les mal aimés. Étant « beaucoup trop nombreux » leur improductivité est devenue intolérable et leur masse la figure du cancer social qui rongeait la France.
Et pourtant, mon quotidien ne correspondait pas à ce halo virulent et à la description qui se propageait des fonctionnaires. Jour après jour je côtoyais des personnes habitées par le service public, ne se trouvant pas dans l’administration par hasard, se vouant à la tâche avec implication, se dévouant pour faire être ce Léviathan dans le droit chemin, l’empêchant de dévaler dans l’usurpation du pouvoir.
Oh je ne dis pas qu’il n’y avait pas des dérives et des excès. C’est pour cela que je pense que « la diabolisation » du fonctionnaire est nécessaire, dans une certaine mesure, pour ne pas succomber à l’arrogance et garder contact avec l’humilité du serviteur qui est là pour rendre service. C’est pour cela que je pense que l’administration (comme toute institution dominante) est un Léviathan qui doit être sous surveillance, qui doit être domestiqué. Mais entre vigilance et dénigrement il y a une grande différence.
La mutation
S’est produit, au fil du temps, une mutation lente, presque invisible et les fonctionnaires se sont retrouvés dans une position schizophrénique.
D’un côté ils continuaient, pour la plupart, à être dans l’engagement pour les autres, dans la noblesse du désintéressement et de l’équité, dans l’humilité face aux besoins exprimés, dans l’effacement derrière l’objectivité des politiques publiques, dans l’ingéniosité pour humaniser, au mieux, les procédures et réduire l’écart entre le cadre et la vie de la population.
Nous continuions, malgré tout, à nous sentir au cœur de l’utile portés par une histoire, une tradition, des corps de métiers, des ministères, des codes… Tout cela, même si la lourdeur n’était pas absente, nous offrait un monde foisonnant d’identification. Nous grandissions pour nous tenir face aux besoins du pays. Nous nous sentions vastes dans une amplitude qui nous rendait sereins, nous offrant une assise, une subtile assurance pour être au mieux face à la société qui ne faisait qu’accentuer les mécanismes de décomposition.
Nous pouvions endosser la charge du serviteur du service public avec dignité et simplicité.
Une rigueur bienveillante nous donnait une âme qui plongeait dans les épaisseurs de notre pays, de son histoire collective, ainsi que dans notre for intérieur, pour nous consolider. Nous étions dans une filiation depuis notre place jusqu’à la tête de notre ministère. Nous étions acteurs d’une culture qui respirait dans des nombreux espaces de rencontres, des conflits, d’oppositions et de constructions. Nous étions nourris par une appartenance qui nous dépassait effaçant les dérives de la petite individualité et nous enracinait sur une terre.
Nous étions abrités pour pouvoir nous exposer et endosser la servitude volontaire pour les autres. Nous avions un sol et des racines vivantes.
D’un autre côté, les fonctionnaires portaient le stigmate du nanti, du passéisme et de l’incompétence qui entrave la bonne marche de la société. Une intériorisation néfaste rongeait leur identité, répandait un complexe d’infériorité face à la brillance et la vivacité des salariés du privé qui pourtant n’avaient pas autant de privilèges. Tout cela a été subi dans le silence, dans un certain stoïcisme qui n’a pas suffit pour les préserver. Une inexorable métamorphose était en marche.
Le fonctionnaire est un paysan
Je pense que fondamentalement le fonctionnaire est un paysan.
Il est dans le temps court d’un acte à accomplir et dans la patience, la durée d’une prise en charge de sa terre qui doit rester fertile. Il est doté d’une lenteur lui permettant de ne pas abandonner, d’être là, quelque soit le temps, contemplant sa terre balayée par la neige ou l’orage. Il contemple également, sans exubérance, lorsque le temps est radieux et la récolte riche. Il s’efface. Il n’a pas à se vanter, à se montrer. Il serait même gêné qu’on le force à être sous le feu des projecteurs. Il ne fait qu’accompagner les habitants de ce pays à être au mieux. Il sourit car il sait qu’il sera, par contre, désigner responsable lorsque la récolte serra mauvaise. Il l’accepte. Il n’a qu’un seul besoin, celui d’avoir une terre pour être et naître dans son identité de paysan.
Je pense que le paysan a perdu sa terre. Un monde hors sol a proliféré et le paysan a perdu son foyer. Désabrité il erre désormais dans le paysage désertique de l’administration. Cette administration qui n’a plus pensé par elle-même depuis bien longtemps. Montrée du doigt, stigmatisée par les chantres de la nouvelle église libérale, elle a intériorisé une incapacité à penser, à agir d’elle-même, sur elle-même.
Durant toute ma carrière j’ai vu l’invasion des trouvailles venant du secteur privé, seul foyer d’histoire désormais. Une idolâtrie surprenante rendait toute idée venant de la terre promise pertinente et nécessaire.
L’endoctrinement
Commence alors une extraordinaire vague d’endoctrinement des fonctionnaires. Se répand progressivement une hybridation engendrant des monstruosités non répertoriées. La propagation a commencé par le haut, ce qui parait logique pour un système pyramidal, ce qui deviendra une catastrophe, autonomisant les sphères politiques et décisionnelles des ministères, isolant les sphères décisionnelles intermédiaires (prises en étau), coupant les fonctionnaires de base des voies d’appartenance qui ne sont plus actives.
La culture de management basée sur la performance est devenue dominante. Elle s’est structurée autour des résultats chiffrés, de la volonté d’avoir des agents adaptables, polyvalents et mobiles, de l’invasion des procédures d’évaluation, de la prolifération des dispositifs qui ne sont que des produits soumis au « marché » (ainsi le dispositif, comme un produit, peut-être retiré de la circulation du jour au lendemain), de la publicité nommée dans l’administration COMMUNICATION qui doit, à tout prix, faire vendre le nouveau produit…
La publicité administrative a fini par inverser la logique d’action. Ce qui est important maintenant c’est la promotion du nouveau produit (dispositif), le dotant de toute une batterie de protocoles, de procédures, d’objectifs, de critères, d’évaluations qui le légitiment, ainsi que des éléments de langage publicitaire qui permettront à l’administration de communiquer et de laisser choir le dispositif, après le roche médiatique, dans les plis de l’ordinaire, dans les bras du fonctionnaire de base qui doit le faire vivre.
La désertification
Au fur et à mesure que le sol de l’administration se désertifiait, les sphères décisionnelles s’éloignaient du réel, prises par la pensée unique de la performance et par la communication devenue la source du sens de toute action publique. Les sphères de direction intermédiaires devenaient les hérauts déboussolés du dogme de la prolifération des dispositifs, dont la production ne devait jamais s’arrêter et laisser apparaître le vide de sens.
Les politiques publiques se sont autonomisées grâce à leur technicisation, leur marchandisation structurelle et leur dépendance aux campagnes publicitaires (de communication). Les fonctionnaires de base voyaient la terre se dérober sous leurs pieds, n’arrivaient plus à faire lien avec leur institution, n’arrivaient plus à se sentir épaulés, n’arrivaient plus à croire, quant à l’essentiel, à la multitude des dispositifs qui n’arrêtaient pas de croître. Ils n’arrivaient pas, enfin, à se tenir face aux habitants de ce pays.
Ils se sont jeté dans la gestion de la technique des dispositifs et cela a été leur perte.
Les vagues des fusions, des recompositions, des restructurations qui se sont succédées sont dignes des mouvements du monde des entreprises. Ce qui doit, certainement, conférer une certaine noblesse à l’administration, devenue une entreprise comme une autre, enfin!
La dernière vague de la dématérialisation des dispositifs a fini par effacer toute réflexion sur le « pourquoi », imposant à tous une course sans fin dans la maîtrise des procédures et des nouveaux outils informatiques.
Le renversement
La technicisation de l’action est le renversement fondamental de l’action publique qui se satisfait d’elle-même, qui se justifie grâce à la qualité de l’architecture procédurière mise en place, donnant sans conteste la preuve de la nouvelle intelligence de l’administration qui sait enfin travailler. La publicité (communication) et la technicisation ont achevé l’instrumentalisation de l’action qui n’a plus besoin d’être mise en ouvre, elle se justifie par elle-même, grâce à son attirail techniciste et aux éléments de langage de sa communication.
Les dispositifs marchandisés n’ont plus besoin de tout le paysage administratif. Ils peuvent être conçus dans des Agences, des cabinets d’audits, des commissions… Ces dispositifs n’ont plus besoin des fonctionnaires habités par le sens du service public. Ils peuvent être déployés par n’importe quel salarié. Ils n’ont plus aucun marquage d’action publique, leur structure appartient maintenant au secteur marchand.
Est-ce que ces dispositifs sont là pour rendre service aux habitants ? Peut-être pas… Seuls des usagers-consommateurs existent vraiment…
L’approche marketing de la mise en place de l’action publique, instrumentalise les besoins sociaux afin de mettre sur le « marché » des nouveaux produits, justifiant l’existence des sphères décisionnelles qui, grâce à un rythme effréné, ne cessent d’inonder le pays de leurs « bienfaits ».
Dans cette nouvelle réalité, nous avons fini par dévoyer l’administration et les politiques publiques. Même si personne ne veut le voir. Nous avons fini par transformer les ministères et les hauts fonctionnaires en entreprises dirigées par des managers.
Nous avons fini par transformer les sphères décisionnelles intermédiaires en des contremaîtres qui doivent surveiller la productivité de leurs troupes, s’usant à positiver ce qui ne peut plus l’être afin de sauvegarder un semblant d’unité (même fictive), faisant tout pour ne pas voir la distance abyssale qui les sépare de leurs agents, maintenant coûte que coûte un rythme infernal dans le faire, le fonctionnel, le court terme, l’accomplissement techniciste des procédures, pour éviter que le château des cartes ne s’effondre, réclamant toujours plus de publicité (de communication) espérant camoufler la décomposition, entretenant la rapide succession des tâches afin que la vitesse maintienne le navire à flot.
Le jour d’après
Le cycle se termine. Il est maintenant possible de procéder à la mise à mort de l’administration que la publicité publique nommera l’ultime achèvement de la modernité.
Quant au fonctionnaire… Il a fini d’être.
Même si, comme un paysan, il a appris à attendre, à supporter les aléas, il ne peut pas ne plus voir que sa terre est morte. Il n’est plus une présence ample et digne qui par choix s’effaçait derrière l’idée noble du service public. Il n’est plus un serviteur sachant se tenir et se mouvoir dans l’espace intermédiaire entre l’administration et les habitants de ce pays. Il cherche, sans trouver, des liens avec son ministère, sa direction et avec des grandes orientations qui se donneraient pour une durée convenable. Il ne trouve qu’une langue morte, blindée de mots de négation de la réalité, générant de la violence dans la non reconnaissance de ce qui est, de ce qui se vit.
Son être de fonctionnaire s’est décomposé et ses poussières s’éparpillent désormais sur des « fiches de poste », des listes des taches foisonnantes, des compétences de référentiels métiers qui séquencent à l’infini une entité qui ne peut plus se vivre comme telle. Il est devenu de la ressource, comme on dit de la ressource en charbon, en acier ou en pétrole… Il est géré comme un stock selon les besoins d’un marché. Fièrement l’administration affiche les termes « gestion des ressources humaines », croyant voir, enfin, un accomplissement, incapable de voir l’achèvement de la déshumanisation.
Le fonctionnaire cherche en vain une appartenance, une existence professionnelle en dehors du technique. En dehors d’un faire qui se complaît dans la maîtrise des procédures, des outils numériques, des lectures mécaniques des budgets qui seuls peuvent dire la qualité d’une action. En dehors des comités de pilotages qui s’accumulent et ne peuvent jamais vraiment suivre la cadence du faire.
Il cherche, en vain, des espaces de vérité professionnelle où une parole s’oserait en dehors des murailles technicistes, en dehors de la publicité publique et des discours de la petite stratégie. Il s’emmure dans le silence. Il fait semblant d’être dans une parole qui expose ses compétences par rapport à des budgets, des logiciels et autres procédures.
La métamorphose
Il a fini par devenir la violence que l’histoire lui a fait subir.
Une métamorphose a vu le jour faisant de lui un instrument interchangeable avec n’importe quel autre outil. Il est devenu dur à la tâche, car le faire est tout ce qui lui reste. Il veut encore, s’illusionner quant à son existence. Seule une suractivité peut le maintenir à flot, lui éviter que le doute l’assaille, que les questions le taraudent. Seule l’énumération d’innombrables tâches peuvent l’aider à tenir sa place d’instrument, sans jeter un regard sur son humanité. De temps à autre il n’arrive pas et le gouffre le prend…
Devenu outil, une pièce du nouveau Léviathan, il attend traiter les habitants de ce pays en conséquence. Ils deviennent alors des usagers, des publics cibles, des statistiques, des populations vulnérables… Toute une série d’appellations venant de la science du marketing public, recouvrent l’humain. Car l’humain ne peut plus faire partie du nouveau paysage.
Ainsi la boucle est bouclée.
L’humble et digne serviteur du service public qui, avec toutes ses imperfections, dispensait des services aux habitants de ce pays, s’est mué en un instrument de gestion des dispositifs.
Traité comme tel par ses directions, il réalise sa mission dans la froidure de l’exécution. Il recouvre le pays du regard standardisé qui servira, au bout de la boucle, aux décideurs à rédiger des nouvelles « feuilles de route », afin d’alimenter le quotidien du mutant qu’il est devenu.
Le cœur clandestin
Au terme de cette parole, certains penseront qu’un éloge du passé s’exprime encore une
fois. Ils se tromperont.
S’essaie ici une parole, certes maladroite, pour dire que nous ne sommes plus dans la même
histoire. Nous sommes déjà après la fin. La déshumanisation a déjà eu lieu. Elle a eu lieu dans l’administration, mais aussi dans le reste de la société et de notre monde.
Si, malgré tout, ici où là palpite toujours un cœur donnant vie à des relations humaines, donnant vie à des rapports entre un « serviteur du service public » et des citoyens, cela n’écrit plus l’histoire. Cela se passe dans les marges de l’accomplissement techniciste. Le rapport à l’être humain, à ce qui ne peut se quantifier, à l’enthousiasme, à la douleur, à l’épreuve, à l’échec, à la réussite, au désir, à la poignée de main, au merci ou à l’expression de la colère…, ne peut se vivre que dans la clandestinité. Il ne peut se vivre que grâce à une tolérance informelle de notre technostructure qui, comme une mère, accepte quelques écarts. A condition que cela ne nuise pas la bonne marche du monde hors sol.
Des délinquants d’humanité nous devenons lorsque se donne, malgré tout, un regard ou des mots qui disent en dehors des cases et du numériquement correct. Mais rassurez-vous, la grande transformation s’est passée sans tache, sans saleté. Pas une goutte de sang n’est versée dans nos beaux bureaux. Sans faire de vagues, de temps à autres, sont retirées de la chaîne les pièces défaillantes. La main blanche de l’organisation veille au bon fonctionnement.
Quant aux autres, vous, moi, nous sommes encore là, mais nous évitons de nous regarder dans le miroir, car nous risquons de ne plus nous reconnaître.
Votre serviteur malgré tout
Nicolas Precas
Bonjour Nicolas,
On trouve de grandes similitudes entre les services publics et l’Education Populaire qui succombe sous la marchandisation des loisirs. Les institutions publiques qui règlementent ce secteur sont devenues des « technostructures » sans âmes. Les logiciels de contrôle ont pris la main sur le travail en partenariat. Il s’en est fini du temps où les services publics accompagnaient les petites associations que nous sommes, fini la reconnaissance sociale, fini les bons conseils… La relation d’aide, basée sur la confiance, celle qui relie les hommes et les femmes s’est transformée en contrôle permanent. C’est le temps de la défiance et il faut montrer patte blanche pour continuer à avancer. Le pire dans tout ça c’est que nous-mêmes, acteurs socioculturels, sont devenus aveugles ou amnésiques. La logique de guichet est devenue la règle d’or : « Un dispositif, un projet « . L’entente et le consensus ne sont plus de mises. C’est la logique descendante, tout vient d’en haut, la base n’a qu’à bien se tenir…..
magnifique texte Nikos.
Comment lutter contre la taylorisation de nos métiers? a t-on perdu la guerre?